La victoire travailliste influera-t-elle sur la politique extérieure anglaise ?

 Juillet 1945

 

D'autres épilogueront sans doute sur la signification propre des élections anglaises. Ils retraceront ce grand mouvement émancipateur qui porte aujourd'hui les masses ouvrières au pouvoir. Ils devront d'ailleurs tenir compte des éléments accidentels qui ont, au moins partiellement, orienté les votes et d'abord l'horreur britannique de toute dictature, fût-elle revêtue d'un appareil démocratique, et ce penchant comme naturel à renverser la balance – après avoir donné sa chance à l'un des partis, on donne la sienne à l'autre. Nous ne voulons dans cette chronique qu'étudier les répercussions diplomatiques de ces élections.

Une première affirmation s'impose. Nous sommes en Angleterre. Le sens national de ce peuple est aigu. Qu'importent les opinions qui prédominent un moment, les grandes lignes de la politique ne seront pas changées pour autant, tout au moins chaque fois qu'un intérêt britannique se trouvera directement en jeu. C'est la vertu des Anglais qu'ils soient britanniques avant d'être travaillistes ou conservateurs.

Au surplus, voilà cinq ans que le Major Attlee, désormais premier ministre, est mêlé  à toutes les grandes décisions internationales. Hier encore, il était à Potsdam à côté de Churchill.

Pourtant l'arrivée des travaillistes au pouvoir marquera de quelques nuances cette politique. En premier lieu, du côté de l'Espagne, Franco peut regretter d'avoir esquivé la restauration monarchique. Ce moyen de finir en beauté lui sera sans doute retiré et la politique anglaise va sûrement se raidir à son égard. Par contre, je suis moins sûr que vis-à-vis de la Grèce un changement profond d'orientation ait lieu. Sans doute les travaillistes ont vivement attaqué Churchill pour son interventionnisme. Mais, au pouvoir, on n'a pas toujours le même comportement que dans l'opposition. Ici des intérêts britanniques profonds sont en jeu. La Grèce, avec son chapelet d'îles, c'est pour quiconque y exerce une influence prépondérante la domination de la Méditerranée orientale, route des Indes. Les travaillistes ne seront-ils pas secrètement reconnaissants à Churchill d'une intervention qu'ils n'eussent pas osé espérer, mais dont ils sauront recueillir le fruit ?

Vis-à-vis de la Russie, le changement de majorité amènera certainement une détente dans les rapports. Les protestations verbales vont affluer. Détente profonde ? Le Labour Party restera aussi intransigeant sur les Détroits et sur la Perse que les conservateurs. Peut-être, par contre, consentira-t-il plus volontiers à la Russie la suprématie qu'elle entend exercer sur l'Europe orientale. Ici un certain avantage démocratico-sentimental peut avoir prise. Encore n'est-ce pas entièrement sûr. Plus hostiles que les tories à une politique de sphères d'influence, les travaillistes ne fermeront peut-être pas aussi obstinément les yeux sur les agissements de l'URSS dans le cordon sanitaire qu'elle tisse autour d'elle. Ce que sera la politique d'Attlee vis-à-vis de la Russie, une fois passée l'heure des effusions préliminaires, est une grande inconnue.

Et pour la France ? Car, enfin, c'est pour nous c'est la question essentielle. Pour ma part, je ne crois pas que l'arrivée du Labour Party au pouvoir renforce sensiblement notre position diplomatique. La gauche anglaise a une grande méfiance de ce qu'elle croit être l'impérialisme français. Sans doute est-ce la raison pour quoi, ces derniers temps, pas une seule voix travailliste n'a protesté contre la politique britannique en Syrie et notre éviction, alors que nous trouvions dans beaucoup de journaux conservateurs ou libéraux un constant appui. Je crains aussi une excessive tendresse pour une « malheureuse Allemagne » prétendue dénazifiée, démocratique, socialisante.

D'autre part, au moment où l'Europe affaiblie, exsangue même, a besoin de garanties solides, les travaillistes, au lieu des accords politiques précis qui seuls peuvent donner à cette Europe une sécurité, ne vont-ils « donner » un peu trop dans la sécurité collective ? Certes, nous croyons en la sécurité collective, mais nous croyons aussi que dans l'état actuel de régression du fait social international et aussi de manque de foi dans la paix, l'Europe ne peut se contenter d'une sécurité collective telle qu'elle a été élaborée, avec beaucoup de fissures, à San-Francisco. Les travaillistes ne vont-ils pas se bercer d'illusions ?

Au fond, au point de vue de la politique étrangère, les conservateurs et les travaillistes représentent deux éléments d'une même Angleterre. Les conservateurs sont la raison et les travaillistes le cœur. On peut toujours craindre avec le cœur qu'il ne s'éprenne un peu de n'importe qui et d'autant plus que notre union avec l'Angleterre, étant donné les différences psychologiques qui nous séparent, est peut-être plus qu'un mariage d'amour, un mariage de raison.